« L’invitée » de Simone de Beauvoir : L’histoire du « trouple » des années 30 qui manqua le Prix Goncourt

Julian Liurette

Julian Liurette

Intéressé par de Beauvoir après avoir découvert qu’elle et Jean-Paul Sartre avaient une vie amoureuse non-monogame, donc non conventionnelle aux yeux de beaucoup, j’ai décidé de la lire pour mieux connaître son style et, surtout, sa pensée. J’aurais pu lire Le deuxième sexe, son livre le plus célèbre mais j’ai choisi L’invitée, son premier roman, paru en France en 1943 et qui fut en lisse pour le Prix Goncourt. (Peut-être qu’il ne gagna pas car le livre fut écrit par une femme et traitait d’un sujet délicat pour l’époque ? Tout comme aujourd’hui, je présume aussi qu’il n’y avait pas beaucoup de femmes dans le jury ce qui n’a pas dû jouer en sa faveur.)

J’étais intrigué par le sujet du livre : un couple hétérosexuel se lie avec une troisième personne pour former un triangle amoureux. J’étais curieux de savoir comment de Beauvoir aborderait ce sujet. Comment les choses se dérouleraient-elles pour ces trois personnages inspirés de la vie de de Beauvoir ? Comment décideraient-ils de leurs arrangements à trois ? Où dormir ? Comment partager son temps ? Ferait-il l’amour à trois ? Comment navigueraient-ils ce terrain miné d’embûches émotionnelles ?

En 2023, malgré l’évolution des mœurs, les « trouples » ou les relations amoureuses entre trois personnes (et plus) demeurent rares. Cela relève plus du domaine du fantasme que du réel. On imagine que ce serait agréable d’être aimé et d’aimer plusieurs personnes à la fois. Et c’est bien logique en théorie mais qu’en est-il lorsqu’on passe à l’acte ? Est-ce que de Beauvoir allait m’éclairer sur ces points?

L’arrivée d’une tierce personne dans la vie amoureuse d’un couple d’intellectuels dans le Paris de la fin des années 1930

Le livre est principalement écrit du point de la narratrice, Françoise. Françoise et Pierre forment un couple solide et bien établi. Françoise est une écrivaine et Pierre est un acteur et metteur-en-scène de théâtre. Bien que leurs âges ne soient jamais mentionnés dans le roman, on les imagine dans la trentaine ou dans le début de la quarantaine.

Françoise connaît Xavière dont elle est amoureuse. Cela n’est jamais dit aussi explicitement dans le livre mais on le comprend à travers les gestes et les réflexions de Françoise. Xavière, quant à elle, est une jeune femme dans la vingtaine. Elle débarque sans travail à Paris de sa ville natale de Rouen. Lorsque Françoise présente Xavière à Pierre, il tombe aussi amoureux de la jeune femme. Pierre passe beaucoup de temps avec elle en lui donnant des cours de théâtre afin de l’aider à devenir actrice. Françoise tombe malade puis se rétablit. Durant cette période, elle doute de l’amour de Xavière. Cette dernière possède une attitude inégale : elle est parfois morne, parfois très joyeuse. On la sent perdue mais elle cherche sans cesse à se montrer forte, provocatrice et dominante face à Françoise et à Pierre, une attitude qui eux les attire et les repousse. Xavière tombe amoureuse de Gerbert, un jeune homme plus proche de son âge et que connaissent bien Françoise et Pierre. De fil en aiguille, l’histoire montre les vicissitudes de la vie amoureuse à trois. L’action se déroule au théâtre, dans des cafés, dans des bars dansants et à leurs domiciles. 

Roman à l’eau de rose intellectuel

Sans chercher à être irrespectueux de l’oeuvre de de Beauvoir, L’invitée fait parfois penser à une histoire à l’eau de rose. Dans cette « telenovela » (téléroman ou soap opera) en langue française, écrite par une intellectuelle, Françoise – l’alter-ego de de Beauvois – souvent, par exemple, se jette sur son lit pour pleurer seule. Ce qui rend le livre « intellectuel » et très « titi-parisien », ce sont toutes ces longues conversations dans des cafés en fin de soirées ou dans des clubs ou à des réceptions. Il y a beaucoup de blah blah et peu d’action. Les conversations et les pensées des personnages n’en sont pas moins truffées de réflexions profondes sur les relations humaines – sexuelles en particulier – comme celle-ci par exemple :

C’est ridicule, la fidélité sexuelle, ça conduit à un véritable esclavage. (Page 58)

Cette phrase prononcée par l’amie de Françoise, Elizabeth, une actrice célibataire, permet à de Beauvoir d’exprimer plus d’idées. Elizabeth est le personnage en miroir de Françoise. Elle est impulsive et éparpillée tandis que Françoise est calme et réfléchie. Elizabeth est la maîtresse d’un homme marié. Elle attend en vain qu’il quitte sa femme. Françoise est attachée à son mari même dans les pires moments.

Un roman pudique

Le style du livre me rappelle celui d’Albert Camus dans La Peste. Tout est écrit du point de vue soit de Françoise, soit de son amie Elizabeth. Les descriptions sont concises. Le style a parfois vieilli. L’usage de certains mots tels que « pédéraste » ou « nègre » est inacceptable aujourd’hui. Mais ce livre de près de 500 pages se lit facilement (quoique la typographie utilisée par Folio soit petite, condensée et serrée). Alors que beaucoup de dialogues sont longs, beaucoup de choses sont sous-entendues comme par pudeur. Était-ce une retenue voulue de la part de de Beauvoir ? De l’auto-censure ? La censure tout court ? Est-ce parce que le livre fut écrit par une femme ? À la fin des années 30 ?

Le livre ne contient aucune scène de sexe explicite. On imagine bien qu’il s’y passe des actes sexuels mais ils ne sont pas décrits. Par exemple, on imagine que lorsque Pierre donne ces cours de théâtre à la jeune et jolie Xavière, ils ne font pas juste répéter du Shakespeare pendant trois heures. Toutefois, dans les 50 dernières pages, on peut lire les lignes suivantes :

Quelques instants plus tard, Françoise effleurait avec une précaution étonnée ce jeune corps lisse et dur qui lui avait paru si longtemps intouchable ; elle ne rêvait pas, cette fois ; c’était pour de vrai qu’elle le tenait tout éveillé, serré contre elle. La main de Gerbert caressait son dos, sa nuque, elle se posa sur sa tête et s’y arrêta. (Page 460)

C’est un des moments les plus « hots » du livre plus tourné vers l’intellect que l’explicite. Autant les émotions sont verbalisées et intellectualisées autant les actes des corps sont passés sous silence. Je ne dis pas que le roman aurait été meilleur truffé de scènes de sexe mais il me semble que cet aspect, aussi voyeuristique ou pudique puisse-t-il sembler, n’en demeure pas moins une réalité des relations amoureuses, à moins de vivre dans un monde de relations platoniques. Du coup, il faut lire entre les lignes pour imaginer ce qui se déroule entre les personnages.

En avance sur son temps encore aujourd’hui

Malgré ces excès dramatiques de roman à l’eau de rose et son style un peu vieillot, ce livre n’en demeure pas moins en avance sur son temps. Il est encore d’actualité aujourd’hui. Françoise est attirée par une femme. Pierre est parfois attiré par d’autres hommes. Ils sont tout deux attirés par le sexe opposé. Même aujourd’hui, ce va-et-vient n’est pas facilement accepté ou compris. Mais le livre ne traite pas du regard de la société. Peut-être que ce milieu et ces années d’avant-guerre acceptaient cela sans rechigner ? Le livre nous plonge dans la complexité de vivre une relation à trois personnes. La jalousie apparaît souvent mais les personnages principaux font preuve d’ouverture d’esprit en laissant les uns passés du temps avec les autres sans à avoir à rendre de compte. Françoise laisse souvent Xavière seule avec Pierre et vice versa.

Cet amour à trois serait encore plus fort si la jeune Xavière, immature, ne changeait pas si vite d’attitude. Elle semble aimer Françoise et Pierre puis les détester en boucle. Mais malgré les obstacles, le livre montre qu’il est possible de vivre et d’être heureux en trouple. C’est Françoise qui le dit ici :

Elle regarda Xavière, puis Pierre ; elle les aimait, ils s’aimaient, ils l’aimaient ; depuis des semaines ils vivaient tous trois dans un enchantement joyeux. (Page 289)

La morale du livre : pour vivre sereinement à trois, il faut avoir acquis une certaine maturité.

Quelques autres citations marquantes du livre (dans la collection folio) :

En ce moment le monde est en ébullition, nous aurons peut-être la guerre dans six mois. Et moi, je cherche comment rendre la couleur à l’aube. (Page 66)
Le livre parle de l’arrivée imminente de la Seconde Guerre mondiale alors que les personnages principaux montent une pièce de théâtre. L’impact de la Guerre se fait ressentir dans la dernière partie du livre lorsque tous les hommes sont convoqués à aller se battre laissant Françoise et Xavière à vivre ensemble pendant qu’ils sont au front. Certaines descriptions de Paris sous le couvre-feu rappellent le confinement lié au Covid-19.

Il monte Jules César: Brutus y est amoureux de l’empereur romain.
Ça c’est moi qui résume rapidement cette partie du roman de Simone de Beauvoir car je ne me souvenais pas que Brutus et Jules étaient amants.

On s’embrassait à pleine bouche. 

Il n’écrivait plus du tout ces temps-ci, il se gaspillait avec insouciance. (Page 212) 

Un couple bien uni, c’est déjà beau, mais comme c’est plus riche encore trois personnes qui s’aiment les unes les autres de toutes leurs forces. (Page 263)

– Vous avez raison, dit Pierre, nous avons déjà assez à faire tous les trois. Maintenant qu’on a réalisé un trio bien harmonieux, il faut en profiter sans s’occuper de rien d’autre.
– Pourtant si l’un de nous faisait une rencontre passionnante? dit Françoise ; ça ferait une richesse commune : c’est toujours dommage de se limiter. (290)

Mais c’était une vraie angoisse de dépendre à ce point dans son bonheur et jusque dans son être même de cette conscience étrangère et rebelle. (299)
Françoise décrivant son attente de la réaction de Xavière.

Elle sentait contre sa poitrine les beaux seins tièdes de Xavière, elle respirait son haleine charmante; était-ce du désir? Mais que désirait-elle? Ses lèvres contre ses lèvres? Ce corps abandonné entre ses bras ? Elle ne pouvait rien imaginer, ce n’était qu’un besoin confus de garder tourné vers elle à jamais ce visage d’amoureuse et de pouvoir dire passionnément ! elle est à moi. (310)

Il admirait de loin les belles histoires passionnées, mais un grand amour, c’était comme l’ambition, ça n’aurait été possible que dans un monde où les choses auraient eu du poids, où les mots qu’on disait, les gestes qu’on faisait auraient laissé des traces, et Gerbert avait l’impression d’avoir été parqué dans une salle d’attente dont aucun avenir ne lui ouvrirait jamais la porte. Soudain, comme l’orchestre faisait une pause, l’angoisse qu’il avait traînée tout le soir se changea en panique. Toutes ces années qui avaient glissé entre ses doigts ne lui avaient jamais paru qu’un temps inutile et provisoire, mais elles composaient son unique existence, il n’en connaîtrait jamais aucune autre. Quand il serait étendu dans un champ, raide et boueux, avec sa plaque d’identité au poignet, il n’y aurait absolument plus rien. (340) L’angoisse du personnage face à la guerre.

Je me sens coupable, dit-il. Je me suis reposé bêtement sur les bons sentiments que cette fille me porte, mais ce n’est pas d’une moche petite tentative de séduction qu’il s’agissait. Nous voulions bâtir un vrai trio, une vie à trois bien équilibrée où personne ne serait sacrifié : c’était peut-être une gageure, mais au moins ça méritait d’être essayé! Tandis que si Xavière se conduit comme une petite garce jalouse, si tu es une pauvre victime pendant que je m’amuse à faire le joli cœur, notre histoire devient ignoble. (368)

Elle m’a invité à prendre le thé chez elle et pour la première fois, quand je l’ai embrassée, elle m’a rendu mes baisers. Jusqu’à trois heures du matin, elle est restée dans mes bras avec un air de total abandon. Françoise sentit une petite morsure au cœur; elle aussi il faudrait qu’elle apprît à se vaincre. Ça lui était toujours douloureux que Pierre pût étreindre ce corps dont elle n’eût même pas su accueillir le don. (373)

Derrière eux, le passé s’étendait, sans limites ; les continents, les océans s’étalaient en larges nappes sur la surface du globe, et la miraculeuse certitude d’exister parmi ces innombrables richesses échappait même aux bornes trop étroites de l’espace et du temps. (377)

Un long moment ils restèrent sans rien dire, à regarder mourir la paix. (476)
La guerre est imminente.

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